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Kaloune, rêveuse engagée

C’est dans l’enceinte du Kabardock que nous rencontrons Kaloune, alias Judith. Profil, en pleine répétition. Sourire tranche papaye accroché aux lèvres, elle nous parle de l’univers « transchédélique » qu’elle a créé au fil de ses découvertes et collaborations, de ses engagements. Et de la libération que lui a permis la musique. Interview.

Kaloune, tu écris des poèmes, tu chantes, tu es aussi comédienne…

En fait, on disait tout le temps de moi que j’étais dispersée, que je faisais plein de trucs. Mais non, je ne suis pas dispersée. Enfin… (rires) c’est vrai que j’aime la dispersion, mais je suis une poète. Par conséquent, j’aime bien créer un imaginaire, j’aime bien rêver et pour cela utiliser toutes les palettes qui m’aident à m’exprimer. J’ai fait des rencontres musicales, qui m’ont permis d’expérimenter d’autres résonances, de prendre du recul. J’ai collaboré dans divers projets musicaux afin de pousser encore plus loin le travail d’expression et créer des formules plus abouties de mon travail, comme avec Jako Marron par exemple.

L’art a libéré ta parole ?

Le besoin d’expression, et donc de le faire à travers mes écrits, était surtout centré sur cette recherche d’identité, sur cette part d’« afrikanité ». C’était vraiment quelque chose comme ça. Je cherchais une forme de reconnaissance, une envie d’être reconnue dans la société, de trouver ma place. D’être reconnue en tant que descendante d’esclave, de revendiquer ce côté. Aujourd’hui, le style wax, les coupe afro, tout ça, c’est devenu à la mode, mais il y a 10-15 ans, ce n’était pas très populaire d’être une « cafrine » et d’avoir une place dans la société.

Aujourd’hui, tu en es où dans cette quête ?

Aujourd’hui, je veux m’affirmer davantage en tant que personne, en tant que femme, en tant qu’artiste. J’écris sur la reconnaissance, la dignité, par rapport à la mémoire des esclaves de l’Histoire, de La Réunion. Mais pour en tirer des leçons de vie dans le présent. La question est de savoir comment on prend les leçons de l’Histoire. Aujourd’hui, c’est à nous de célébrer la vie. C’est à nous de remporter cette espèce de guerre spirituelle, de combat où nos aïeuls ont vaincu mais en tant que martyrs.

Est-ce que Kaloune est féministe ?

Pour reprendre Roxane Gay [auteure américaine, connue pour avoir écrit l’essai Bad Feminist ] , je suis peut-être une « bad feminist ». En fait, j’ai toujours eu une lecture très féministe de la société réunionnaise. Car dans mon entourage familial, il y a de très grandes figures féminines, comme ma maman, mes soeurs, ma grand-mère, ma tatie : elles ont toutes des parcours de vie différents, mais exceptionnels. Et puis, l’image de la mère à La Réunion, c’est celle qui élève tout le monde, qui est toujours attentive aux besoin de ses enfants, qui donne à manger, qui check que tout le monde est opérationnel, que tout le monde va bien. Ces femmes-là, ces responsabilités-là, finalement, on n’en entend pas parler. On ne leur rend pas assez honneur. Il faut les montrer, il faut qu’elles deviennent « visibles ». Un de mes thèmes importants, c’est « exister ».
Durant mes études de littérature, j’ai remarqué qu’on ne parlait pas beaucoup de femmes auteures noires, créoles ou de l’océan Indien. Et pourtant il y en a ! On a des grands écrivaines ici à La Réunion, comme Monique Séverin, Claire Karm…
Mais personne ne les connait. Et puis, à La Réunion, on est pudique. On est comme ça. C’est bien, c’est une sorte de savoir-vivre, une forme d’humilité mais parfois on doit être fier de ce qu’on est. Moi aujourd’hui, je commence à accepter qui je suis. J’assume le fait d’être artiste. J’assume ma personnalité. Ma langue.
J’assume de parler fort, d’aimer crier. Ça a été un long travail pour moi car avant je n’étais pas comme ça. J’ai toujours aimé parler, mais il y a des moments où j’étais … « invisible ». Parfois les gens sont présents, mais ne sont pas visibles, ne sont pas reconnus dans cette société, ont l’impression qu’il n’y ont pas leur place. Je me bats contre ça dans la vie et dans mes textes.

Comment décrirais-tu ton univers musical ?

Je cherche encore (rires). Pierre Darmon [créateur du label Bonsaï Music NDLR] qualifie ça de « transchédélique ». Je trouve que c’est un terme intéressant. Je dirais qu’il y a effectivement de la trans… mais en réalité, la musique est une trans, de base. Mon univers est poétique, drôle, joyeux… J’aime bien rire, il faut rire dans la vie. Le rire, c’est une force. Même si certains thèmes que j’aborde ne sont pas faciles, j’essaie de les tourner avec humour. C’est la joie d’être là, d’être en vie.
Vivre, c’est ça le plus beau cadeau. Même si c’est pas tous les jours évident, hein
(rires) !
Ma musique est simple. Il y a une recherche, oui, mais le principe, c’est un texte, une mélodie, accompagné du m’bira [instrument d’Afrique Subsaharienne, composé de lamelles en métal NDLR] ou d’effets particuliers, mais c’est un style épuré. Il n’y a pas beaucoup de choses, ça perd pas trop de temps, c’est direct.
Comme dans mon envie de partager. Par exemple, avec le public, c’est important d’être direct.

C’est-à-dire ?

Au tout début, je ne considérais pas forcément le public. Ce n’était pas vraiment ma priorité. Alors que maintenant ça commence à le devenir. Avant j’écrivais pour moi. Je pensais que la scène était l’endroit où j’allais être jugée, où j’avais intérêt de « faire un bon travail, rapporter une bonne note ». J’étais pétrifiée. Jusqu’au jour où j’ai compris que la scène, c’était pas ça du tout. Lors de ces deux dernières années de concerts, de tournées, et surtout de coaching, j’ai découvert que j’aimais beaucoup la scène. C’est un espace, un terrain de jeu, sérieux et drôle où le public est finalement très important. Si y’a pas de public y’a pas de spectacle (rires).
C’est un peu comme une chambre, c’est un endroit où on doit vraiment se sentir le plus à l’aise. La scène, c’est le moment où tu partages, où tu te livres, où tu donnes un petit cadeau. Tu as préparé ce cadeau fait-maison pendant des heures et la scène te permet de l’offrir aux gens. Et puis si les gens n’aiment pas ton cadeau, bah ils apprécieront au moins l’intention. Je retravaille beaucoup autour de cette notion de cadeau. Bon ça me demande beaucoup plus de temps, du coup (rires).

Tu considères qu’il reste une part de maloya dans ton style ?

Non, franchement non. Il reste peut-être l’esprit du maloya. C’est-à-dire « on danse et on pleure en même temps ». C’est ça le maloya pour moi. Et puis le maloya est tellement multiple, il y a tellement de styles dans cette musique. C’est d’ailleurs pour ça que finalement le maloya fusionne bien avec un tas de styles différents, notamment ce qu’on appelle la musique actuelle.

Ton futur album alors, ça va donner quoi ?

J’ai cette chance pour l’instant de ne pas encore avoir sorti quoi que ce soit. Donc je peux encore inventer un style. Dans mon album, je sais déjà qu’il y aura tous les titres que j’ai travaillés avec Jako Marron. L’idée c’est de sortir l’album au national, voire à l’international. Il y aura aussi de la poésie, de la mélodie, plus d’instruments. Toujours une base voix/m’bira, des loops. Pour le sampler on verra.
Je vais vraiment prendre le temps de faire un matériel sonore, qui va aussi montrer cette parole des invisibles dont je parlais au début. Et puis j’ai envie de m’amuser aussi. J’ai envie de danser sur scène, et donc d’ajouter du corps à tout ça.

Qui est Kaloune finalement ?

Kaloune, c’est une petite fille. C’est une petite fille qui rêve. C’est une petite fille qui espère le meilleur pour elle-même et son île et tous les gens qui aiment son île. Qui kiffe la vie, qui kiffe son « kréolité, son réyonèzté». Elle n’a besoin de personne pour faire ce qu’elle a à faire. Elle fait, c’est tout.

Et Judith Profil ?

(rires) Moi je suis stressée, compliquée, complexe (rires). Mais Kaloune non !
Kaloune, elle n’est pas tout ça. Elle est bien, elle. Judith Profil, c’est autre chose (rires) ! Peut-être créer un projet « Judith Profil », tiens.

Tu es plutôt Kaloune ou Judith Profil ?

Je pense que je suis un peu les deux. Comme Docteur Jekyll et Mister Hyde (rires). J’aime dire que je m’appelle Judith, mais que je me réinvente en Kaloune. Kaloune, c’est aussi comme un absolu, un sur-moi que j’ai envie d’atteindre.

Texte: Anakaopress
Photos: Eric Lafargue

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